Aretha Franklin
Natural womanSebastian Danchin
Au même titre qu’Elizabeth Taylor, Caroline de Monaco ou Placido Domingo, Aretha Franklin fait partie de cette jet set internationale dont les moindres faits et gestes, savamment mis en scène, font rêver toute une frange de l’humanité avide de pain et de jeux. Entre envie et admiration, les chroniqueurs décrivent ses tenues extravagantes, détaillent ses kilos superflus et murmurent les dernières rumeurs, contribuant à pérenniser l’image d’une diva capricieuse, distante et solitaire. Le contraste est d’autant plus frappant pour celui qui sonne à sa porte. Pieds nus, en sweat-shirt et pantalon informe comme n’importe quelle ménagère des classes moyennes tout juste rentrée du supermarché, elle prend tout naturellement le chemin de la cuisine et prépare du café dans la banalité d’un décor habillé par le bruit de fond d’un soap opera sur une télévision à grand écran. Comprendre le personnage d’Aretha Louise Franklin passe par le décryptage de cette dualité, par la recherche de cette familiarité dissimulée sous le vernis officiel du personnage public. Cette ambiguïté est le prolongement de son héritage musical : derrière la fierté altière de la diva soul, portée par la spiritualité intuitive de son éducation aux sources du gospel, se dissimule la chanteuse de blues, historienne des mille et une humiliations de l’Amérique noire et du quotidien tragique de la femme afro-américaine. La fille du Révérend Franklin — star du circuit gospel et compagnon de route de Martin Luther King — a réussi l’exploit de devenir le porte-drapeau de toute une génération, sans pourtant s’affranchir de l’héritage de Bessie Smith et Billie Holiday qui faisait d’elle l’éternelle victime consentante de prédateurs masculins peu soucieux de ses illusions romantiques. Une existence au carrefour du tragique, du sensuel et du spirituel qui définit parfaitement le genre sur lequel elle règne depuis bientôt quarante ans : la musique soul. Largement façonnée par un père homme d’église, homme d’affaires et homme à femmes qui lui a inculqué un sens rétrograde de la hiérarchie entre les sexes tout en prêchant la tolérance raciale, cette icône du mouvement féministe de la fin des années soixante a passé une bonne partie de sa vie à subir le machisme du ghetto. Jetée dans l’arène du spectacle à quatorze ans alors qu’elle devenait mère de famille, propulsée tout en haut de l’affiche à vingt-cinq et réduite au rôle de has been à trente-cinq, elle a su remonter la pente et accéder au statut de mythe à la seule force de sa créativité. S’appuyant sur les éléments concrets de sa vie personnelle et professionnelle, à l’écart de tout voyeurisme, ce portrait permet de mieux pénétrer ses motivations, de comprendre l’enchaînement de sa carrière et d’éclairer son œuvre. En finale, la figure qui se dégage de cet ouvrage aux ressorts presque romanesques est celle d’une artiste rare, bien au-delà de la richesse de sa réussite (Aretha reste à ce jour la chanteuse la plus récompensée aux États-Unis et celle dont les 45-tours se sont le plus vendus, avant Madonna, Olivia Newton-John ou Whitney Houston). En exposant les détails de son parcours en ligne brisée, l’auteur révèle la capacité de résistance d’une artiste aussi tenace qu’orgueilleuse, d’une diva du quotidien, d’une femme de sang et d’envies qui trouve sa vraie pertinence à l’écart des paillettes, dans ce culte de la simplicité et du naturel qui lui valait, dès l’arrivée de la gloire en 1967, le surnom de natural woman.